Traverses
(Gilles / 18 mai 2016)
Un Bébé traverse … traverse les hanches de sa mère
Jeudi 25 mai 1916 : premiers cris, premières bouffées d’air
Mais on l’entend depuis quelques temps gronder au loin, la Grande
Guerre
Un Enfant traverse … traverse la cour d’une ferme
Il se dirige vers la grange, à pas hésitants, où il rejoint les autres
A peine elles le soutiennent que déjà elles s’impatientent
Ses jambes voudraient gravir toutes les montagnes, toutes les pentes
Ces collines qui l’entourent
sont si belles sous la neige
Un Garçon traverse … traverse son village natal
De bas en haut, de haut en bas, il pousse ou tire une carriole
A l’intérieur, sa livraison de pain
A l’intérieur, surtout, son petit frère Martin
Il le trimballe partout, ensemble ils gagnent quelques sous
« Avec ça, tu verras Martin, je m’offrirai mon premier vélo
Et je serai ton champion, le meilleur des grimpeurs ! »
Un Homme traverse … traverse les Champs Elysées
14 Juillet 1939 : les visages sont graves
Ce qui se trame au loin ne l’est pas moins
« Ils m’ont placé en tête de peloton parce que je suis costaud et
grand
Nous défilons, fiers et Zouaves … mais demain, c’est le Front …
Dieu sait comment et à combien nous reviendrons …»
Un Soldat traverse … traverse des champs d’honneurs, des chants d’horreurs
Des plages éventrées par les hurlements des mortiers
« Voler ce camion, tout risquer pour ramener ces cent obus
Tenir encore quelques jours pour que d’autres puissent gagner
l’Angleterre
Notre Adjudant Chef gît là, pétrifié en statut de sable, une balle dans
la tête
Nos jambes nous tiennent debout … Malgré Nous … »
« Samedi 25 mai 1940, carnet militaire de Willy HERTZOG, près de
Dunkerque :
Dans la nuit, nous arrivons à Capelle
Et y restons toute la journée. C’est mon anniversaire
Et c’est la première fois que j’écris
Nous repartons pour retrouver notre régiment …»
Un Père traverse … traverse ce qu’il reste d’Europe, l’amour au ventre
« Marcher, marcher encore, me cacher, ne pas céder à la faim, au
désespoir
Et coûte que coûte les retrouver
Ma Trudy, notre Elvire, notre Heidi
Et, bientôt, pour recommencer à croire à un après : notre
Hervé »
Un Homme apaisé traverse … traverse les Belles Années,
les Trente
Glorieuses
Les premières Grandes Vacances, les campings, les Tours de France
« Cette foutue guerre m’a volé mes chances de devenir champion
Elle m’a aussi volé mon cher Martin
Mais je roulerai encore, pour lui, par monts et par vaux
Jusqu’aux fermes auberges où, les dimanches, l’amitié coule à flot
Et je rêverai de lui jusqu’à mes derniers jours
Moi et lui, la carriole, nos rires résonnant au sommet des cols »
Un Grand-Père m’enveloppe … m’enveloppe de son regard
Il m’apprendra les arbres et deviendra mon Chêne
J’aime son odeur de bon pain, j’aime qu’il roule ses « R »
A chaque bière racontée, chaque gorgée de guerre partagée
Nous devenons compagnons d’un voyage dans le temps, dans son temps
« Tu sais, beaucoup d’Allemands étaient comme nous
De pauvres diables qui voulaient juste rentrer chez eux
Un officier m’a même aidé à m’évader
Ils m’aimaient bien car je cuisinais de bonne choses avec trois fois
rien … »
Un trop Vieil homme traverse … traverse mon cœur de part en part
Traverse un siècle d’histoire
Sans impatience, sans peur du noir
Ses jambes ne le portent plus, son ventre ne veut plus
« Qu’est-ce qui t’inquiète tant, Papy ?
Tu t’es si bien battu, tu es mon héro et je t’aime fort !
Gilles, je m’inquiète pour la famille
Tout ira bien pour nous, Papy, ne t’inquiète plus de rien
Gilles, ce sont de belles paroles
Mais l’amour n’est fait que de belles paroles, Papy
C’est vrai ce que tu dis, c’est vrai
Maintenant, rentre chez toi, va retrouver les Tiens … »
Un Père, un Beau-Père, un Cousin, un Oncle, Un Grand-Père, un Grand-oncle
Un Arrière grand-Père … un Arrière arrière … nous attend …
Il nous attend c’est sûr, du sommet d’une Vosges
Assis dans une moraine, ou allongé sous un buisson de myrtilles
Un sandwich à la main … et ce sourire, enfin …
C’est sûr, il nous attend, tout en haut, quelque part …